Mille milliards de dollars : la rémunération potentielle que s’est fait voter Elon Musk par les actionnaires de Tesla, jeudi 6 novembre, fait entrer le capitalisme américain dans un autre monde, celui des entrepreneurs dont la fortune échappe à la raison et qui s’arrogent le droit de prendre 12 % d’une entreprise en vertu de leur talent.
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L’affaire suscite deux réactions opposées. Celle qui consiste à s’indigner d’une rémunération aussi mirobolante, comme l’a fait le sénateur progressiste du Vermont Bernie Sanders, ou encore le pape Léon XIV, ancien évêque de Chicago, en déplorant le culte de l’argent. Et la réaction de ceux qui ont refait leurs comptes, tels les actionnaires qui ne voient pas malice à ce qu’Elon Musk prenne une partie substantielle de leur capital s’il réussit à quintupler la valeur de leur entreprise : c’est ce qui se passe dans la finance non cotée en Bourse.
Morale contre opportunisme pragmatique, ces deux visions méritent d’être nuancées. D’abord, la fortune des milliardaires ne semble guère troubler l’ordre social américain, en tout cas beaucoup moins qu’en Europe et en France. Il n’y a pas eu de puissante campagne contre la fortune d’Elon Musk, à la différence de ses incursions dans la politique, alors que le coût de la vie a pourtant été l’une des raisons de la défaite de Joe Biden, en 2024, puis de la victoire des démocrates aux élections partielles du 4 novembre.
Rapport de force
D’un autre côté, les actionnaires ont fait des concessions qui peuvent sembler vaines. Le chinois BYD réussit magistralement dans la voiture électrique sans avoir à rémunérer de la sorte ses dirigeants ; rien ne garantit qu’Elon Musk va réellement se concentrer sur Tesla, son obsession actuelle étant de rattraper son retard dans l’intelligence artificielle et de développer son entreprise xAI, laquelle a fusionné avec l’ex-Twitter, X. Au fond, les actionnaires ont eu surtout peur qu’Elon Musk claque la porte s’il n’avait pas les mains libres, faisant fondre la valeur déjà mirifique de Tesla dont il est l’homme-orchestre. Tout cela relève du rapport de force, diront les uns, du chantage, penseront les autres.
Elon Musk, à Carcovie (Pologne), en 2024. SERGEI GAPON / AFP
Plus fondamentalement, l’affaire ressemble à de la magie ou de la science-fiction. Ce pactole implique notamment de quintupler la valeur de Tesla et de transformer ce dernier en fabricant de robots-taxis et de robots humanoïdes. Peut-être l’hypermilliardaire y arrivera-t-il, comme il a réussi à révolutionner l’automobile et l’industrie de l’espace avec SpaceX. Nul ne pensait qu’il parviendrait à remplir les conditions de ces précédents paquets de rémunération – dont l’un a été annulé par la justice.
Le dernier en date n’a qu’un but, camper Elon Musk en surhomme. Cette rémunération n’a pas une fonction d’usage, elle ne vise qu’à signifier que l’entrepreneur est d’un genre nouveau, qu’aucune des règles élémentaires de vivre-ensemble ne s’applique à lui, que tout lui est permis. Il est en passe de s’affranchir de la communauté des hommes avec ses rêves de coloniser Mars, de former des millions de robots humanoïdes et de transhumanisme. Cette dérive, qui concerne d’ailleurs une part grandissante de la tech américaine, est le miroir dans les affaires du comportement de Donald Trump en politique, qui ne se reconnaît, lui non plus, aucune limite. L’un comme l’autre sont au point de rencontre d’une hubris et d’une indécence avec lesquelles il serait grand temps de rompre.
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