Casablanca Finance City, centre financier abritant plus de 200 entreprises internationales, en novembre 2019. YOUSSEF BOUDLAL/REUTERS
Les charrettes tirées par des ânes ou des chevaux ne circulent plus à Casablanca. Elles ont été interdites, jugées incompatibles avec l’image de « smart city » que la métropolemarocaine veut donner. Disparus également les marchands ambulants ou les ferracha avec leurs étalages de marchandises sur les trottoirs. Ainsi que les chiffonniers qui, leur carriole chargée de matériaux recyclables, côtoyaient sur la chaussée de rutilantes berlines, image atypique d’une ville aux contrastes saisissants. Ils rejoignent la liste de ces métiers qui disparaissent de jour en jour du centre de la capitale économique du royaume.
Engagée dans une course effrénée à la « modernité » à l’approche d’évènements sportifs internationaux – la Coupe d’Afrique des nations de football 2025 et la Coupe du monde 2030, Casablanca fait peau neuve. La métropole compte parmi les six villes marocaines désignées hôtes du Mondial coorganisé par le Maroc, l’Espagne et le Portugal. A une trentaine de kilomètres du centre-ville, le stade Hassan II, le plus granddu monde avec 115 000 places, est en construction. Le Maroc rêve d’y accueillir la finale de la compétition.
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Chantier à ciel ouvert
Dopé par l’échéance, le pays investit à tout va pour développer ses transports : autoroutes, train à grande vitesse, réseau express régional, tramways, nouveau terminal d’aéroport, réaménagement des voies de circulation pour désengorger les axes saturés de la ville la plus peuplée du Maroc – 3,2 millions d’habitants, auxquels s’ajoutent les 6 millions de travailleurs venus des communes environnantes qui y affluent chaque jour.
Dans chaque quartier, le paysage urbain change à vitesse accélérée. Partout, on construit des hôtels, des parkings souterrains sur des chantiers où les ouvriers travaillent jour et nuit. On aménage des jardins publics, on restaure les souks. Palissades, lignes jaunes, routes excavées, gravats, poussière, vacarme incessant des grues et des pelleteuses donnent à la ville l’apparence d’un immense chantier à ciel ouvert.
Comme si ces rendez-vous footballistiques avaient enclenché un compte à rebours pour préparer la ville à accueillir le monde, pour la faire passer du statut de métropole désordonnée, bouillonnante, tentaculaire, à celui de hub économique du continent aux standards internationaux.
Sentir la peinture
En parallèle, une traque sans merci est menée aux charrettes à traction animale, aux marchands ambulants et à toute construction anarchique dans le cadre d’une vaste campagne de lutte contre « l’exploitation illégale du domaine public ». Sur le front de mer, le bidonville au pied du phare d’El Hank a été rasé au cours de l’hiver pour étendre la corniche, ses habitants recasés dans l’une de ces cités-dortoirs qui s’étendent en périphérie de la ville.
A l’autre extrémité de la plage, l’îlot de Sidi Abderrahmanea été réhabilité en site touristique. L’endroit était il y a peu un lieu mystérieux et pittoresque, où l’on venait s’attirer la chance. Les baraques délabrées de ses chouafas (« voyantes ») et guérisseuses ont disparu. Ne reste que le mausolée blanc du saint patron de la ville qui sent encore la peinture fraîche.
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Aux abords de l’ancienne médina, le quartier populaire de Derb Soufi a été démoli pour faire place à une future avenue royale bordée d’immeubles haut de gamme, qui reliera la grande mosquée Hassan II au centre-ville. Le vieux souk de Bab Marrakech, dans la médina, vit ses derniers jours. Tout comme celui, mythique, de Derb Ghallef, dans l’arrondissement du Maârif, dédale de 4 000 échoppes poussiéreuses dédiées à l’électronique, où d’habiles techniciens sont capables de réparer, programmer, vendre les pièces introuvables ou récupérer des données présumées à jamais perdues.
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« Même les grandes surfaces viennent ici pour s’équiper ! », rapporte, amusé, l’un de ses 20 000 commerçants. Du projet de réhabilitation en cours d’étude, il en sait peu de choses : « Il est question de construire une galerie commerçante à deux étages avec parking, espace vert, restaurants… On espère garder notre place, les autorités nous l’ont garanti à plusieurs reprises. »
« Comme un décor »
A moins de quatre kilomètres, une forêt de grues encercle les tours futuristes du Casablanca Finance City, centre financier abritant plus de 200 entreprises internationales, porte-étendard d’une ville qui concentre environ 30 % du PIB national et vitrine d’un Maroc « mondialisé ». Un « petit Dubaï », comme l’appelle Ahmed Afilal, vice-président du conseil communal, qui vend une ville « smart, verte, inclusive ».
Pour beaucoup de Casablancais, cette mue est une fierté. « C’est phénoménal la rapidité à laquelle Casablanca est en train de changer, témoigne Thamud Mellouk, président d’Alouane Bladi, une association qui promeut le street art. Les grands axes se sont fluidifiés, les trottoirs ont été refaits, les transports publics ont désenclavé des quartiers qui n’étaient pas desservis… Je faisais partie des gens qui se plaignaient constamment. Aujourd’hui, on est impressionnés de voir des évolutions qu’on n’espérait plus survenir et même dépasser nos attentes ! » Plus dubitative, une habitante du centre-ville maugrée, sous couvert d’anonymat : « Le quartier a été à l’abandon pendant vingt ans et voilà qu’on nous impose de ravaler nos façades d’immeubles sans attendre parce qu’un hôtel chic ouvre ses portes ! On a un peu l’impression d’être considéré comme un décor… »
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« Toutes ces opérations répondent à une volonté royale de faire avancer plus vite le chantier à Casablanca », souligne un journaliste casablancais qui a souhaité rester anonyme. Fin 2023, le roi Mohammed VI nommait un nouveau wali (« préfet »), Mohamed Mhidia, représentant de son autorité dans la région. « Mohamed Mhidia avait déjà fait ses preuves, à Tanger notamment, poursuit le journaliste. Il est connu pour son côté bulldozer, c’est sa marque de fabrique. Casablanca souffrait d’un cumul d’incompétences, de moyens dilapidés, de connivence entre administration et acteurs économiques… Il a mis un vrai coup de pied dans la fourmilière. »
« En mettre plein les mirettes »
« La ville essaie aujourd’hui de rattraper son retard, parce qu’avec les évènements sportifs à venir, c’est l’image internationale du Maroc qui est en jeu, dit Aadel Essaadani, urbaniste et acteur clé de la scène culturelle casablancaise. Le moteur, ce n’est pas le développement humain, c’est la com. Il s’agit de ne pas être la risée du monde quand les caméras seront braquées sur le pays. »
Une logique de « vitrine » que déplore aussi Abdullah Abaakil, élu communal du Parti socialiste unifié : « On utilise des mots clinquants, on s’active pour lancer des projets grandioses et en mettre plein les mirettes, mais quand on passe son temps à déloger les plus pauvres du centre pour les envoyer loin de leur gagne-pain, sans alternative, on laisse sur le bas-côté toute une partie de la population. »
Population qu’on voudrait cacher mais qui est bien là. Au-delà de la colline d’Anfa et ses villas enfouies sous les bougainvilliers, des triporteurs déglingués continuent de sillonner des ruelles cabossées des faubourgs populaires. Des enfants font la manche aux péages d’autoroute ; des adolescents à la rue errent en claquettes et couverture à l’épaule. Certains trafiquent au pied des immeubles, d’autres passent la journée à vendre une paire de chaussures usées pour 20 dirhams (1,90 euro). Sans parler des vendeurs de vêtements récupérés, des détaillants de cigarettes de contrebande, des cireurs de chaussures, des gardiens de voiture et de ces milliers de travailleurs pauvres dont la survie passe par la débrouille.
Dans un pays où entre 60 % et 80 % de la population active travaille dans le secteur informel et vivote grâce à des petits boulots, où la moitié des urbains de 15 à 24 ans est au chômage, où le salaire minimum ne dépasse pas 250 euros par mois, « le Mondial pourrait être l’occasion de générer des opportunités pour tout le monde, de structurer les marchants ambulants, d’embellir les charrettes… Au lieu de ça, on les chasse », déplore la sociologue Soraya El Kahlaoui. « On peut faire semblant de croire que Casablanca ressemble à n’importe quelle grande ville internationale mais ça ne durera pas, estime pour sa part Aadel Essaadani. On est encore dans une société de castes ; on ne respecte pas ceux qui sont en bas de l’échelle sociale. Les charrettes tirées par des animaux reviendront, parce que rien n’est structurel dans ce qui devrait l’être. »
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