« Dans la technologie, nous croyons… ». Le titre de l’article de Jean-Baptiste Fressoz, paru dans la revue Energy Research and social science, commence fort. Et continue par « … une histoire de la technophilie dans l’expertise du GIEC sur l’atténuation ». Atténuation, dans le langage des experts, désigne les actions visant à diminuer la cause du réchauffement climatique, les émissions massives de gaz à effet de serre, pour l’essentiel dues à l’usage des énergies fossiles, gaz, charbon et pétrole. L’historien remonte le temps, logique pour un historien, et retrace les origines et l’évolution de cette « technophilie », les changements technologiques seraient la clé de la réussite de cette atténuation, autrement dit l’atteinte des objectifs de la Convention Climat de l’ONU, avec une limitation du réchauffement à environ 2 °C au-dessus des températures pré-industrielles. Un article d’Audrey Garric en présente les grandes lignes. Le débat n’est pas nouveau. Mais est-il bien posé dans les termes proposés par Jean-Baptiste Fressoz, dont le travail sur l’empilement des énergies depuis la Révolution industrielle et la critique du concept souvent simpliste de « transition énergétique » est précieux ?
Table des matières
Domination quantitative dans les sources
L’historien voit juste lorsqu’il présente comme la source première de cette (supposée) technophilie du groupe 3 du GIEC l’état de la recherche universitaire et scientifique sur le sujet. Elle est effectivement dominée par les scénarios et études fondées sur des « innovations technologiques » permettant de décarboner l’énergie et l’économie ou la vie quotidienne des populations. Le GIEC ne nous ment donc pas en nous disant que cette conception de l’atténuation domine les champs de recherche qui s’y consacrent (de même que la « pensée » des responsables politiques qui y voient la solution pour ne pas s’attaquer aux révolutions sociales et économiques exigées par les objectifs climatiques). L’exemple de l’hydrogène, déjà présent dans la science-fiction de Jules Verne, est particulièrement éclairant. Mais Fressoz aurait été inspiré de souligner que le « hype » autour de l’hydrogène n’a pas été le fait des seuls ingénieurs, et entreprises y flairant du profit ou responsables politiques en mal de récits. Un essayiste comme Jeremy Rifkin, avec son livre L’économie hydrogène, n’est pas innocent dans cet engouement qui a permis à des dirigeants politiques allemands de prétendre qu’ils allaient alimenter leurs centrales électriques à gaz avec de l’hydrogène « vert »… venu des panneaux solaires du Sahara !
Fressoz aurait pu affiner sa présentation de l’histoire du Groupe 3 en s’appuyant sur des travaux universitaires, comme cette thèse de 2015 (Émergence et structuration de l’Économie des changements climatiques (1975-2013). Analyse socio-historique d’un nouveau domaine de recherche), montrant l’évolution des participants et des idées à ce qui fait l’objet du Groupe 3 du GIEC. La quasi-absence des thématiques de la sobriété ou des changements structurels socio-économiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les deux premiers rapports du GIEC provient tout simplement de cette quasi-absence… dans la littérature scientifique analysée. La « critique de gauche » (d’ailleurs fautive) que l’on trouvait à l’époque dans des laboratoires d’économie ou de géographie spécialisés dans ce qu’on qualifiait alors de « Tiers-Monde » du premier rapport du GIEC et de la Convention Climat proclamait : « tout cela, c’est pour empêcher les pays pauvres de se développer et de contester la domination mondiale des pays industrialisés et riches »
Est-ce que cette domination quantitative dans les sources – la littérature scientifique et technique – du GIEC se traduit par un « biais technophile » ? Pour cela, il faudrait s’interroger non sur le quantitatif mais sur le qualitatif : quel jugement porte le GIEC sur ces scénarios en termes de plausibilité ? Il est d’ailleurs impossible d’aller plus loin, puisque le GIEC s’interdit – et il lui est interdit par les commanditaires de cette expertise publique, les gouvernements – de tirer de cette analyse synthétique des recommandations d’actions. Dans l’histoire du GIEC le seul rapport qui contienne des préconisations, recommandations ou tout autre concept relevant de la prescription est celui de 1990. C’est également pourquoi le GIEC ne classe pas les scénarios socio-économiques d’émissions de gaz à effet de serre par plausibilité, ce qui relèverait d’une analyse profondément politique, mais les présente tous sur le même plan. La seule évolution depuis 1990 à cet égard relève du calcul scientifique sur la physique du climat, indiquant le « budget carbone » restant pour chacun de ces scénarios.
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Ensuite, à chaque lecteur d’en conclure à la non-plausibilité des scénarios les moins émetteurs, comme ceux qui auraient permis de s’approcher des fameux 1,5 °C de réchauffement de l’Accord de Paris en 2015 (ce qui m’avait permis, à l’époque, d’indiquer la non-plausibilité totale de cet objectif).
Capitalisme et sobriété
Mais le propos de Jean-Baptise Fressoz semble surtout rater l’essentiel de son objectif. D’abord parce qu’il semble lui échapper que, dans la plupart des scénarios d’émissions présentés dans le dernier rapport du GIEC la « part du travail » permettant de les réduire au niveau nécessaire d’ici 2050 ne descend jamais en dessous de 40 % et va jusqu’à 70 %. Le rapport indique même – cette citation simplifiée est extraite du livre Giec, urgence climat – « La plus grande partie du potentiel de réduction se trouve dans les pays développés. Les personnes ayant un statut socio-économique élevé contribuent de manière disproportionnée aux émissions et ont le potentiel le plus élevé de réduction des émissions, en tant que citoyens, investisseurs, consommateurs, modèles et professionnels ». (« Modèles » désigne l’influence des plus riches sur les souhaits de consommations des populations).
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Ensuite parce qu’il confond « beaucoup » et « bien ». Ce n’est pas parce que le GIEC écrit beaucoup sur le CSC (capture et stockage du carbone, comme par l’enfouissement géologique du CO2 capturé en sortie d’usine) qu’il en dit du bien. Soyons précis. Le GIEC nous dit que cette technologie est mature… pour l’extraction du pétrole et du gaz ( !), mais qu’elle est moins mature pour les centrales électriques, les usines chimiques ou les cimenteries (donc ce qui est important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre). Et précise que si le potentiel de stockage géologique est à la hauteur du problème, « la mise en œuvre de la CSC se heurte actuellement à des barrières technologiques, économiques, institutionnelles, environnementales et socio-culturelles ». Bref, Fressoz nous dit que le GIEC est obnubilé par le CSC, alors que le GIEC nous alerte surtout sur l’extrême difficulté d’une éventuelle mise en œuvre de cette technologie. Mais pour le savoir, il ne faut pas se contenter de faire compter des mots par un logiciel, il faut lire le texte (qui est long).
Enfin, et surtout, parce qu’il ne s’intéresse pas vraiment à la cause principale expliquant ce qu’il interprète comme une « technophilie » et qui est en réalité le résultat de la domination écrasante de l’idéologie capitaliste dans la littérature scientifique en économie. La preuve de ce mécanisme pourrait être le simple comptage du mot capitalisme dans le rapport complet du groupe 3. Résultat : 0 fois dans le texte… et 19 fois dans les références (titre d’article ou de livres). La conséquence majeure se trouve dans l’incohérence entre des constats forts (comme le fait qu’inégalités de patrimoines et revenus trop forts ou l’usage massif de la publicité commerciale sont incompatibles avec une sobriété généralisée pour les classes moyennes et supérieures) et une totale absence d’analyse des mécanismes de l’économie et de l’idéologie capitalistes contribuant à ces phénomènes. Mais l’origine de cette incohérence n’a rien à voir avec une technophilie, elle ne fait que refléter l’état des sciences sociales et humaines concernées. Le mandat du GIEC lui interdit de produire autre chose que ce reflet. Le lui reprocher est donc sans intérêt.
Le débat « pour » et « contre » est une ânerie
Le risque du propos de Fressoz n’est pas anodin. Certains critiques ont très vite pointé un point de vue de « riche ». N’oublions pas que, sur 8 milliards d’êtres humains, environ la moitié, celle qui ne contribue qu’aux alentours de 12 % du total des émissions de gaz à effet de serre, vit encore mal, voire très mal pour un bon milliard dont les émissions sont dérisoires (notamment parce qu’ils n’ont pas d’électricité chez eux). Le concept de sobriété ne peut pas avoir le même sens à Paris et à Dakar. Mais allons plus loin sur les relations entre lutte pour réduire les émissions et technologies.
Conduire ce débat en mode « pour » et « contre » la technologie est une ânerie. Prenons l’exemple des véhicules électriques. Le GIEC analyse très bien la littérature scientifique sur le sujet qui montre le potentiel de réduction d’un passage massif des véhicules à pétrole aux véhicules électriques, fabriqués et alimentés avec une électricité bas-carbone. Cela signifie-t-il que le débat intéressant serait « pour » ou « contre » la voiture électrique ? Non. Non parce que le modèle grosses voitures à la Tesla d’Elon Musk – en général couplé avec un urbanisme favorisant la voiture individuelle et l’idéologie qui va avec – ne permet pas de réaliser le potentiel de réduction des émissions identifié par le GIEC. Pour y parvenir il faut coupler des voitures électriques modestes articulées avec une politique de transports collectifs vigoureuse et un urbanisme limitant les voyages quotidiens.
On peut multiplier les exemples sur des objets de consommations de masse (aliments, vêtements, logements…) à chaque fois ce n’est pas une technologie générique qui permet de réaliser le potentiel de réduction c’est une synergie, une articulation, un couplage entre des changements techniques précis et des modes de vies et de consommations qui se révèlent nécessaire. Réduire ce débat à une opposition entre technophobes et technophiles le rend stérile. Or, comme les transformations techniques profondes exigées par la décarbonation sont difficiles, qu’elles se heurtent aux bas prix des énergies fossiles, qu’elles réclament des investissements massifs, de la recherche, et ne sont souvent pas favorisées par « le marché », c’est-à-dire la quête du profit maximal le plus rapide possible, elles ne surviendront pas sans des décisions politiques rudes et un soutien citoyen fort. Prendre les bonnes décisions techniques sera aussi difficile que de réaliser les révolutions socio-économiques nécessaires à l’atteinte des objectifs climatiques. Entretenir de la confusion sur les débats qui y contribueront ne peut qu’affaiblir les déjà très faibles perspectives d’une politique climatique efficace à l’échelle planétaire.
LE GIEC, URGENCE CLIMAT. SYLVESTRE HUET, TALLANDIER, 2024.
Un fake de Claude Allègre
Dans son résumé, Jean-Baptiste Fressoz se laisse aller à une… approximation qu’il aurait pu éviter. Il écrit : « The article traces the historical roots of this technocentric bias to the 1970s, when nuclear energy was envisioned as a solution to both energy scarcity and climate change. » Cette affirmation est beaucoup trop loin de la réalité pour trouver place sans un article de revue scientifique. Aucun des responsables politiques et des chefs d’entreprise qui ont lancé la construction de réacteurs nucléaires dans les années 1970 ne l’a fait au nom de la lutte contre un changement climatique qui, durant cette décennie, n’avait qu’une place marginale dans les laboratoires comme dans les débats publics. (Visionner, ici et ici, les discours de Pierre Messmer annonçant le programme nucléaire en réponse à la crise du pétrole de 1973, le climat en est totalement absent). Ce décalage avec la chronologie historique est similaire au fake de Claude Allègre qui, dans son livre de 2010, accusait le premier ministre suédois Olof Palme de participer au « complot du réchauffement climatique »… parce qu’il avait lancé un programme nucléaire au début des années 1980, avant son assassinat en 1986, lequel a donc eu lieu quatre ans avant le premier rapport du GIEC, six ans avant la Convention Climat de l’ONU). Rions un peu : c’est lorsque le changement climatique a conquis sa place dans les débats publics et l’agenda politique ou d’entreprises, avec le rapport de 1990 du GIEC et la Convention Climat de 1992, que les décideurs de toute catégorie ont décidé… de ne pas poursuivre l’effort de construction de centrales nucléaires réalisé des années 1960 au début des années 1980. Un virage qui a certes à voir avec les accidents de Three Miles Island (1979) et Tchernobyl (1986) mais surtout avec les bas prix du pétrole après les crises de 1973 et 1979.
La suite de cet article reprend un extrait du livre Le Giec, urgence climat, qui porte sur ce sujet du groupe-3.
Le Groupe 3, qui étudie l’ingénierie, les ressources naturelles, l’économie et la gouvernance, se trouve dans une situation encore plus complexe. Son rôle est d’indiquer comment diminuer les émissions de gaz à effet de serre à un niveau permettant d’atteindre les objectifs de la Convention, fixés à 2 °C de réchauffement maximal par rapport au niveau préindustriel en 2009 (COP de Copenhague), puis à se rapprocher le plus possible des 1,5 °C, en 2015 à Paris.
La majorité des ingénieurs et des économistes, comme des chercheurs en sciences politiques, ne travaillent pas sur le changement climatique. La relation entre le Giec et ces communautés scientifiques pose donc le même problème que pour le Groupe 2. Surtout, des considérations autres que des connaissances solides sur les systèmes naturels et artificiels interviennent. C’est évident lorsque des choix politiques et sociaux sont en jeu. Tous les êtres humains n’ont pas la même réponse à la question : « Dans quelle société voulons-nous vivre ? »
Cette diversité d’opinion traverse les communautés scientifiques. Les fortes inégalités sociales ne relèvent pas seulement du constat, elles sont pour certains économistes indispensables au fonctionnement de la société – c’est au cœur de l’ultralibéralisme aujourd’hui dominant – tandis que d’autres les considèrent comme des tares à réduire ou à éradiquer. Des économistes défendent le marché capitaliste comme instrument principal de la conduite des sociétés, parfois en véritables extrémistes si l’on songe à ceux de l’Université de Chicago (1). Leurs émules actuels s’élèvent contre l’intervention de l’État, toujours qualifiée d’inefficace et liberticide, tandis que d’autres soutiennent la nécessité de régulations étatiques fortes et de planifications collectives pour affronter le changement climatique. Ces oppositions d’idées et opinions sont à l’œuvre jusque dans les discussions du Groupe 3 lorsque les économistes se demandent comment obtenir la privation volontaire de l’énergie fossile afin d’éviter un dérapage climatique. Tout mécanisme de marché oriente nécessairement les acteurs économiques vers ces sources, lorsqu’elles sont les moins chères et les plus disponibles. Or, le courant dominant en économie, comme la plupart des forces politiques au pouvoir, croient dur comme fer aux vertus du marché capitaliste et ne se rallient qu’à contrecœur à l’outil des taxes, honnissant toute planification et intervention étatique.
Le Groupe 3 ne peut donc que refléter cette diversité de choix et d’opinions. Il le fait d’ailleurs de plus en plus, car les rares économistes qui s’intéressaient au sujet il y a trente ans, souvent spécialistes de l’énergie ou du développement des pays pauvres, ont été rejoints par d’autres courants académiques. Le « Résumé technique » note ainsi une envolée des recherches en sciences sociales consacrées au changement climatique, notamment aux aspects sociaux de l’atténuation. Les experts ont identifié près de 100 000 études de sociologie, psychologie, de genres et de sciences politiques, dont les mots-clés pointent vers ces sujets. Leur nombre croît de 15 % par an et l’on compte deux fois plus de publications entre 2014 et 2020 que durant toutes les années précédentes.
Des désaccords radicaux
La mobilisation des économistes sur le changement climatique s’est accélérée, comme le montre l’augmentation rapide du nombre de publications. Mais les désaccords radicaux existent toujours quant à la seule mesure des dégâts du changement climatique, puisque certains anticipent une très faible diminution du PIB quand d’autres prévoient des catastrophes de très grande ampleur. Il faut d’ailleurs noter que les outils les plus utilisés par les économistes (PIB, comptabilité nationale…), et souvent au premier rang des objectifs des responsables politiques, sont très peu adaptés à la problématique du changement climatique.
Enfin, observons que le seul Prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel donné à un économiste pour ses travaux sur le climat a été attribué à William Nordhaus en 2018. Certes, William Nordhaus fut l’un des premiers économistes à s’intéresser au changement climatique, dès 1975. Mais c’était pour conseiller de ne rien faire… avant les années 2020 ! Aujourd’hui encore, il considère qu’un réchauffement de 3 °C serait « optimal » au sens où le rapport coûts/bénéfices des politiques climatiques serait optimal pour ce niveau de réchauffement en termes de PIB. Il suffit de lire le rapport du Groupe 2 pour considérer que c’est là pure folie.
La science économique est une science sociale et non de la nature. Elle comprend des oppositions de valeurs et pas uniquement des résultats objectifs. Il n’y a pas là des « vérités scientifiques » similaires à celles des sciences de la nature – construites par des communautés de recherche et par des moyens standards (hypothèse, expériences, observations, calculs, bonne foi des arguments et prise en compte de l’ensemble des données connues d’un problème) – mais des choix sociétaux irréconciliables.
Sobriété, équité, publicité
Ces oppositions de valeurs ne sont bien sûr pas traitées comme telles dans le rapport du Groupe 3. Mais on les y trouve. La grande avancée du 6e rapport se trouve dans le traitement du conflit entre sobriété et inégalités, l’objet du chapitre V sur la réduction de la demande et les aspects sociaux de l’atténuation de la menace climatique. La justice climatique est au cœur du dossier climat depuis son début. L’Indien Anil Agarwal l’avait perçu dès 1991, lorsqu’il proclamait le « droit » de chaque être humain à la même émission de gaz à effet de serre. Depuis, la revendication d’une justice climatique sociale et mondiale, la reconnaissance de la responsabilité des pays anciennement industrialisés, le droit à une vie décente pour tous, qui n’étaient que des affirmations militantes, sont devenues des conclusions d’experts dans le rapport du Groupe 3. Au point que ses rédacteurs reprennent le concept de decent living standards (niveau de vie décent) comme un droit humain universel, qu’ils estiment d’ailleurs compatible avec une politique climatique permettant de ne pas dépasser les 2 °C de réchauffement.
En s’appuyant sur de nombreux travaux d’économistes, dont ceux de Thomas Piketty, et de sociologues, le rapport pointe très clairement l’énorme impact des inégalités de revenus sur les émissions. La responsabilité des hauts revenus est très bien établie, comme l’effet dévastateur des modèles de consommation fondés sur l’imitation des plus riches et alimentés par la publicité. « Il est nécessaire de réduire les inégalités », peut-on lire dans le rapport complet.
LE GIEC, URGENCE CLIMAT. SYLVESTRE HUET, TALLANDIER, 2024.
Avec le rapport complet, les experts affrontent enfin le sujet, mais très prudemment. La redistribution des revenus par des taxes sur le carbone ou « l’équité des revenus » sont affirmées comme des moyens efficaces d’une politique climatique, notamment pour les faire accepter par les populations. Les rédacteurs de ce texte sont très instruits des réalités économiques et sociales. Ils savent que les dirigeants de grandes sociétés et les milliardaires ne se priveront pas volontairement des jets d’affaires et de leurs modes de vie émettant des centaines de fois plus de CO2 que la plupart des êtres humains. Or, ils écrivent dans leur « Réponses aux questions fréquentes » : « En tant que consommateurs, surtout si l’on appartient aux 10 % les plus riches de la population mondiale en termes de revenus, on peut limiter la consommation, notamment en mobilité, et explorer le bien-vivre compatible avec une consommation durable. » Une telle formulation, une sorte d’appel à leur charité pour l’Humanité, pourrait sembler puérile. Les rédacteurs savent pertinemment que les classes moyennes des pays riches et émergents – l’essentiel de ces 10 % – ne risquent guère de s’engager dans une sobriété volontaire sévère si elles ont toujours sous les yeux le spectacle des consommations sans limites des grandes fortunes. Mais c’est la seule rédaction possible pour une expertise consensuelle à l’échelle mondiale.
En outre, comment promouvoir la sobriété comme moyen majeur d’une politique climatique et ne rien dire de l’industrie publicitaire ? Cette manipulation géante des esprits émerge après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les grandes entreprises américaines se demandent comment donner suite aux commandes militaires pour booster la croissance de leurs activités et profits. C’est là qu’ils ont développé la forme actuelle de la publicité que l’on peut qualifier d’arme de destruction massive de l’autonomie matérielle et de pensée des couches populaires. Cette publicité de masse a colonisé l’imaginaire des populations. Elle vise à créer une frustration permanente de consommation et à vider les bourses des ménages encore plus vite qu’elles ne se remplissent. C’est ainsi que des consommateurs se croyant avertis font la queue à cinq heures du matin pour acheter le dernier téléphone portable, alors qu’ils en ont un dans la poche acheté un an plus tôt. Or, le mot advertising n’est jamais mentionné dans le « Résumé pour décideurs » qui pourtant affirme la nécessité de « changements socioculturels et de comportements pour agir sur la demande ». En revanche, on le trouve dans le « Résumé technique » et dans le rapport complet qui pointe l’effet néfaste de la publicité et de la volonté d’imiter la consommation des plus riches. Les experts ne peuvent que s’arrêter là, il ne leur revient pas de faire une quelconque recommandation sur ce qui pourrait permettre d’éradiquer la publicité comme les grandes fortunes.
40 heures de session ininterrompue
Les rapports du Giec n’étant qu’informatifs et non prescriptifs, l’adoption des résumés pour décideurs ne vaut pas accord international en faveur des politiques permettant d’atteindre les objectifs climatiques. Mais, pour autant, les gouvernements hostiles à ces politiques tentent tout de même d’édulcorer le texte. En raison de multiples discussions entre les délégations gouvernementales et avec les rédacteurs, l’adoption du « Résumé pour décideurs » du Groupe 3 a été la plus difficile. Il a fallu 40 heures de session ininterrompue pour terminer le travail. Les scientifiques n’ont pas cédé à des demandes visant à effacer leurs principales conclusions, la solution, la plupart du temps, fut d’ajouter des précisions, souvent la prise en compte de situations particulières, nécessairement différentes d’un pays à l’autre. Le résultat fut un allongement de près de 40 % du résumé présenté par les rédacteurs.
Alors, confiance ou pas dans l’expertise du Groupe 3 ? La confiance peut être très grande sur les calculs d’émissions, les potentiels de réduction d’émissions des différentes technologies et des sources d’énergie bas-carbone, du contrôle thermique des bâtiments, de l’urbanisme, des transports, des pratiques agricoles, des moyens de stocker le carbone des émissions résiduelles incompressibles, voire, désormais, le rôle majeur des inégalités dans la croissance des émissions. Le problème est ailleurs : si les politiques économiques et sociales permettant d’éviter un changement climatique dangereux se situent en dehors des modèles dominants, elles ne peuvent pas s’y trouver comme résultat d’un consensus d’experts.
(1) son courant dit « Ecole de Chicago » qui conseilla le dictateur chilien Pinochet.
Lors d’un un atelier visant à créer la plus grande fresque murale sur le climat en France à partir d’un ensemble de 42 affiches inspirées du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), à Toulouse, dans le sud-ouest de la France, le 22 avril 2023. MATTHIEU RONDEL / AFP
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